Les start-up du secteur de l’assurance n’ont jamais été aussi dynamiques, battant année après année des records de financement. Mais le modèle assurtech est loin d’être stabilisé et uniforme d’un pays à l’autre.
Les chiffres commencent doucement à donner le tournis. L’ensemble des assurtech mondiales ont levé près de 6 Md€ pour la seule année 2019, soit peu ou prou l’addition des investissements réalisés en 2017 et 2018. Pas encore de quoi concurrencer les géants de l’assurance (rien qu’en France, quinze groupes dépassent ce montant en termes de chiffre d’affaires), mais ces sommes ont permis à certaines licornes milliardaires d’émerger comme Lemonade, Oscar ou Bright Health.
Ce marché est naturellement dominé par les États-Unis, dont plusieurs assurtech ont surfé sur l’Obamacare (la réforme du système de protection sociale instaurée aux États-Unis sous la présidence de Barack Obama) pour se développer dans le domaine de l’assurance santé complémentaire. Mais l’Europe, si elle se fait quelque peu distancer par la Chine et l’Inde, n’est pas en reste. « Plus de 800 M€ ont été investis dans les assurtech européennes en 2019. Une forte accélération, alors qu’un milliard a été investi lors des quatre précédents exercices », résume Florian Graillot, cofondateur du fonds Astorya.vc.
L’âge de la maturité
Mais derrière ces chiffres, l’écosystème assurtech est surtout entré dans une nouvelle phase de son histoire : si les montants investis dans ces jeunes pousses sont en croissance exponentielle, le nombre de levées conclues, lui, progresse moins nettement, notamment en France. « Le rythme d’investissement devrait ralentir à mesure que l’écosystème des assurtech sera de plus en plus mature », estime ainsi Magdalena Ramada Sarasola, insurtech innovation leader pour la zone Emea (Europe, Middle East & Africa) pour Willis Towers Watson. « Le marché des assurtech était, jusqu’à présent, surtout investi par les capitaux-risqueurs. Nous assistons désormais à de premières levées corporate d’importance, de vrais investissements métier, qui participent à la maturation et l’autonettoyage de ce marché », résume de son côté Joël Bassani, président du cabinet de conseil Jinnbee.
C’est par exemple le sens du plan Next 40 lancé par le gouvernement français en 2019, en incitant les investisseurs institutionnels (notamment les assureurs) à financer pour un montant de 6 Md€ un certain nombre de pépites considérées comme plus prometteuses que les autres : deux assurtech emblématiques, Alan et Shift Technology, font partie de cette première promotion.
Un mouvement qui préfigure une autre bascule en cours, concernant les rapports entre assurtech et assureurs… « Quand Getsafe (en Allemagne) revendique 8 % des flux de nouveaux contrats en habitation ou quand Alan (en France) s’approche à grands pas du cap des 100 000 assurés, il deviendra difficile de ne plus les prendre au sérieux », prévient Florian Graillot.
Car ce n’est pas tant le produit assurantiel que ces jeunes pousses ont pour l’heure modifié en profondeur… mais plutôt la manière de les distribuer. « Les assurtech centrées sur la distribution qui tirent leur épingle du jeu parviennent à concevoir et distribuer des produits de niche très rapidement et simplement. L’assurtech chinoise Zhong An a par exemple sorti une police contre le coronavirus en seulement quelques jours ! », illustre Joël Bassani. « Aujourd’hui, l’important pour une assurtech n’est plus d’être différenciante sur un seul produit, mais plutôt sur la technologie : celle-ci ne devient rentable que lorsqu’elle est utile à vendre une diversité de produits », ajoute Florian Graillot.
Comme pour n’importe quel autre secteur économique, le succès d’une assurtech est aussi question de momentum. Après ces premières années, l’écosystème a connu ses premières faillites (comme Fizzy et Valoo en France), ses premiers échecs manifestes… et ses premiers rachats : Prudential a ainsi acquis, pour plus de 2 Md€, Assurance IQ, la solution de distribution personnalisée d’assurances basée sur les data sciences de cette dernière ayant convaincu l’assureur américain de la racheter plutôt que d’essayer de reproduire un équivalent en interne. « Certaines bonnes idées sont sorties trop tôt, comme Inspeer en France », note Joël Bassani. Magdalena Ramada Sarasola observe quant à elle que « l’assurance en peer-to-peer ou les produits de niche comme les assurances pour animaux sont des exemples d’idées prometteuses… mais qui n’ont pas encore trouvé leur public », citant notamment le business model d’Otherwise.
En Europe, trois pays se distinguent et jouent les locomotives pour l’ensemble du continent : l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Mais chacun de ces marchés a ses particularités. « Le secteur de l’assurance est moins concentré en Allemagne qu’en France. C’est plus difficile d’innover sur des marchés où subsiste un nombre réduit d’acteurs – par exemple sur celui de la complémentaire santé », observe Florian Graillot. Le Royaume-Uni, pays où les comparateurs d’assurance sont bien plus prégnants, a permis à des acteurs spécialisés dans la comparaison comme Anorak de se développer.
Le défi de l’intermédiation
Autre différence fondamentale entre l’Allemagne et la France : le mode de fonctionnement même des pays. Outre-Rhin, les assureurs sont plus décentralisés qu’en France, plus à l’aise sur les sujets digitaux et hésitent moins, localement, à travailler avec des acteurs d’autres secteurs que l’assurance. Résultat, « l’écosystème assurtech allemand est plus varié que le nôtre », résume Florian Graillot, constatant par ailleurs que « la France est parmi les pays les plus actifs en Europe. Mais on observe un ralentissement des créations durant les 12-18 derniers mois, d’où la nécessité d’avoir une réflexion et une stratégie à un niveau européen ».
Derrière ces mouvements, une question plus identitaire se pose : quelle sera la place pour des assureurs traditionnels dans une économie de plus en plus intermédiée, notamment avec le développement des plateformes ? Ainsi, quand Tesla conçoit une police d’assurance pour ses conducteurs outre-Manche, il fait appel… à l’assurtech By Miles, en collaboration avec l’assureur français La Parisienne Assurances. « Quand un individu achète une assurance sur une plateforme comme Blablacar ou Drivy, le nom du porteur de risque final n’a guère d’importance pour lui », analyse Florian Graillot.
« N’importe qui peut devenir un distributeur d’assurances, que ce soit une plateforme… ou même un blogueur ! C’est une dynamique globale qui place le besoin d’assurance avant le produit – et WeFox est par exemple très fort là-dessus », confirme Joël Bassani. Bien sûr, cette révolution-là n’est pas pour demain. Mais pour après-demain ?
Magdalena Ramada Sarasola (Willis Towers Watson)
« En France, il n’y a pas de forte activité des assureurs de taille intermédiaire »
“Une différence intéressante entre les stratégies des assureurs et assurtech en Allemagne et en France est qu’outre-Rhin, les assureurs travaillent main dans la main avec des associations, accélérateurs et autres écosystèmes locaux et, plus généralement, avec des entreprises d’autres secteurs comme les fabricants de voitures ou les sociétés de télécommunications. En France, alors même que les grands assureurs et les réassureurs ont été précurseurs quand il fallait investir et mener des partenariats avec des assurtech, il n’y a par contre pas eu d’intense activité de la part des acteurs de taille intermédiaire ou des assureurs locaux, par exemple les petites et moyennes mutuelles santé. C’est pourtant une tendance qu’on commence à observer dans d’autres marchés ouest-européens…”
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